Dieter Ammann à l’occasion de la première suisse de son concerto pour piano 
« L’individualité avant tout »

« L’individualité avant tout »

Interview: Novine Movarekhi, 30.11.2022

Formé dès son plus jeune âge au classique, puis au jazz et à d’autres genres musicaux, Dieter Ammann forge méticuleusement son univers sonore, alliant rigueur et imagination. Sa musique est à l’image de sa personnalité : dense, énergique, percutante.

Dieter Ammann, comment, dans votre parcours de musicien, avez-vous décidé d’aller du côté de la composition ?
Il n’y a pas eu de décision consciente. J’ai grandi dans une famille de musiciens, dès mon plus jeune âge, je jouais de la musique à l’oreille avec mon père et mon frère. Mon père nous jouait quelque chose et nous le reproduisions. C’était la meilleure éducation auditive que l’on pouvait avoir. Un jour, on m’a demandé si je voulais composer une pièce d’ensemble pour un concert dont le thème était : « Des musiciens improvisateurs composent pour l’ensemble ». J’ai accepté et cela a déclenché une véritable réaction en chaîne. J’ai reçu de plus en plus de demandes et, vers la trentaine, je suis devenu, presque imperceptiblement, un compositeur « à plein temps ». Mais aujourd’hui encore, noter de la musique est pour moi un détour parfois pénible. (sourires)

Avec Wolfgang Rihm, qui vous définit volontiers comme « un phénomène agréablement non théorique », vous codirigez, depuis 2017, le Séminaire des compositeurs de l’Académie du Festival de Lucerne Que recherchez-vous chez les jeunes compositeurs et
compositrices ?

L’individualité avant tout. Je ne cherche pas à ce que les participants au Séminaire adhèrent à certaines positions esthétiques et encore moins aux miennes. L’objectif principal du séminaire est de générer un dialogue productif entre des participants aux positions esthétiques divergentes, et leur permettre de trouver et de définir leur propre langage, en développant ce qu’ils ont en eux. Les encourager dans ce sens est donc très important.

Cette année le nombre de compositrices participant au séminaire est particulièrement élevé. Est-ce un choix délibéré en lien avec le thème du festival autour de la diversité ?
Avec Wolfgang Rihm nous avons lu et écouté les partitions de plus de deux cent cinquante candidats, et nous n’avons pas un seul instant pris le temps de nous demander s’il s’agissait de femmes ou d’hommes. Aucun quota basé sur le genre n’entre en jeu dans la sélection. Seules la musique et les qualités artistiques comptent, mais nous ne nous contentons pas non plus de sélectionner les meilleures compositions. Le choix porte sur celles et ceux qui, selon nous, pourraient bénéficier le plus des conseils et des échanges qu’offre un tel séminaire. La diversité est évidemment importante, l’individualité encore plus.

Vous dites souvent à vos étudiants que « la musique est une question de perception »…
Oui, j’entends par là que la musique classique (contemporaine) composée, soit musique d’art, est censée être si multidimensionnelle que chacun de nous peut effectivement la percevoir de manière multidimensionnelle, et donc totalement différente, selon notre rapport à l’harmonie, à la symétrie, à la périodicité… Cela vaut pour les auditeurs comme pour les compositeurs. En tant que compositeurs, il est important de savoir quelles informations musicales nous donnons aux auditeurs, et donc d’expérimenter aussi le résultat en tant qu’auditeur. Je pense que la musique d’art devrait être un objet dans lequel on peut faire des allers et retours pour y développer un nouvel élément.

Aujourd’hui, les salles de concert donnent encore l’impression d’être réticentes en matière de programmation des œuvres des 20e et 21e siècles. Le Festival de Lucerne a, lui, une approche très différente. Pourquoi est-il important de jouer la nouvelle musique?
Cette question ne se pose en effet qu’à notre époque, qui constitue une situation exceptionnelle du point de vue de l’histoire de la musique. Pendant des siècles, seule la musique contemporaine a été jouée, chantée, écoutée et exécutée. C’était la normalité. Je pense qu’il est important que les interprètes, enseignants, auditeurs s’intéressent à ce que l’art a à dire dans leur propre présent vécu. Une société qui ne façonne ni ne reçoit activement son présent n’a probablement pas d’avenir, car nos actions ici et maintenant constituent une partie de la tradition de demain. Connaître, écouter et jouer la musique qui se fait aujourd’hui est nécessaire, cela permet de la rendre vivante !

L’Orchestre de la Suisse Romande a récemment interprété « Boost » et « Glut », dans le cadre de musica viva à Munich, deux œuvres majeures qui font partie de vos projets d’enregistrements…
Oui, avec l’OSR nous enregistrons un album qui contient des œuvres orchestrales déjà existantes, mais enregistrées pour la première fois dans des conditions de studio. Pour moi, composer ne signifie pas produire le plus de musique possible, mais c’est écrire une musique dont la qualité est si convaincante qu’elle peut faire partie du répertoire de demain. C’est pourquoi les « enregistrements de référence », réalisés avec le label Schweizer Fonogramm ont pour moi une importance particulière. C’est agréable aussi de sentir que tous les participants au projet veulent y apporter une contribution optimale. Une partie des œuvres sera notamment enregistrée au Victoria Hall de Genève durant l’été prochain. La sortie de l’album est prévue à l’automne 2023.
 

Votre concerto « Gran Toccata » a célébré sa première suisse cet été au Festival de Lucerne, et connaît un succès international depuis sa création aux BBC Proms de 2019. Accueilli comme une œuvre révolutionnaire, il constitue un véritable tour de force pour le soliste comme pour l’orchestre. Comment est née l’idée de composer un concerto pour piano ?
La genèse de cette œuvre est étroitement liée au soliste, Andreas Haefliger, qui m’a proposé un jour de lui écrire un concerto pour piano. Cette proposition ne m’a d’abord pas enchanté, car je savais que cela me demanderait des années de travail. C’est dû à ma façon de travailler, scrupuleuse et à la fois risquée car principalement basée sur l’intuition artistique, quelque chose que l’on peut difficilement forcer. La musique qui en résulte est densément tissée jusque dans les moindres détails, très énergique, et souvent dans des tempos rapides. Elle se déroule dans un seul mouvement de trente minutes. Comme je considère le piano comme un petit orchestre en soi, auquel j’ai ajouté un grand orchestre, il était donc évident que pour réaliser mes idées d’une œuvre concertante de ce genre, il me faudrait beaucoup de temps… Un temps qui a duré trois ans. La complexité rythmique, la grande densité des parties de piano et d’orchestre et l’étroite imbrication des deux parties exigent effectivement une grande virtuosité de la part de tous les interprètes.

On peut y retrouver des inspirations de Stravinsky, Messiaen, Reich… Quels compositeurs vivants vous inspirent particulièrement aujourd’hui ?
Lorsque j’intègre des allusions à la musique d’autres compositeurs, ce n’est jamais une décision consciente prise au préalable. En fait, je ressens une affinité de matériau, voire de sonorité, entre ce que j’écris et la musique à laquelle je veux me référer à un tel moment. Cela n’arrive qu’avec des compositeurs dont la musique a une certaine parenté énergétique avec la mienne, comme Ligeti ou mon ami proche Wolfgang Rihm. Il ne s’agit donc pas de citer d’une manière ou d’une autre une musique qui m’est proche. Ces liens sous-cutanés sont beaucoup plus élémentaires et ne peuvent pas être « produits » par voie intellectuelle.

Dans la partition de votre concerto, il est écrit : « Que le feu de cette musique soit perçu comme un phare pour lutter contre le changement climatique ». Comment la musique contemporaine pourrait-elle susciter l’action dans ce sens ?
Je suis plutôt pessimiste à ce sujet. L’art de qualité, en tant que sismographe, est capable non seulement d’enregistrer et de reproduire les états d’âme et les secousses d’une société, ou de les clarifier en les exagérant, mais peut-être aussi de les anticiper. En tout cas, la musique artistique peut aider l’auditeur « actif » à mieux percevoir sa propre existence en aiguisant ses sens et en élargissant son horizon esthétique. Mais pour moi la question se pose un peu comme celle de savoir ce qui est arrivé en premier, la poule ou l’œuf. Peut-être que le public possède déjà la sensibilité nécessaire aux questions existentielles et qu’il s’intéresse donc aussi à la musique contemporaine… Je ne pense pas que l’on puisse « rééduquer » l’homme par le biais de l’art. Et si c’était le cas, cela aurait pour effet secondaire négatif d’ouvrir la porte à l’abus de l’art. Malgré tout, j’espère toujours que l’art puisse avoir un effet cathartique.

Certaines crises géopolitiques actuelles débordent dans la sphère de la musique classique, jusqu’à parfois même remettre en question sa neutralité. Musique et politique sont-elles étroitement liées ?
L’artiste exerce une activité qui a besoin d’un public, mais il ne devrait pas simplement se contenter de recourir à ce public, qui est composé des journalistes, des institutions publiques, etc. Je pense que l’on a aussi une responsabilité envers ce public. La musique et l’art en soi peuvent avoir une valeur intrinsèque, totalement indépendante des bas-fonds de la politique quotidienne. Mais l’artiste, en tant que personne exposée, ne devrait pas pouvoir se soustraire à sa responsabilité politique.

Selon le compositeur, interprète et multi-instrumentiste Tyshawn Sorey, « la composition est une improvisation lente. L’improvisation est une composition accélérée ». Quelle en est votre approche ?
Si j’ai une idée en tant qu’improvisateur, je la joue. En tant que compositeur, je la mets à l’épreuve, j’examine son origine et son potentiel de développement, je la charge structurellement, je la transforme, je la dérive, en bref, je compose. D’une certaine manière, l’improvisation et la composition sont deux langages différents, ayant chacun leurs atouts spécifiques qui sont plus précisément : les forces du moment et de la (ré)action contre les forces de la planification ou au moins de la réflexion. Mais les effets de la musique ne sont pas nécessairement liés au fait qu’elle soit composée ou conçue sur le moment. Boulez disait de ma musique orchestrale qu’elle était « une synthèse d’un habitus apparemment improvisé et d’un soin méticuleux dans l’élaboration », il a forgé le concept en fait paradoxal de « spontanéité artistiquement réfléchie ».
 


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