La rotonde: du chaos aux durations

La rotonde: du chaos aux durations

Jean-Paul Gavard-Perret , 05.02.2013

La rotonde ressemblait à une immense jupe à armatures. Les fenêtres, en bas, brodaient sa dentelle. L’enfant y entra par une porte dérobée…

D’autres à sa place auraient pris la poudre d’escampette, auraient pris des trains pour aller jusqu’à l’océan se régaler d’une truite de mer et chercher des sirènes au milieu du rire fou des goélands. Il préféra rester là comme Tintin sur la lune, dans la rouille des sabots d’acier et le bistre noir de la sciure maculée d’huile.

Il venait écouter la cacophonie du lieu et tout ce qui résonnait sous l’immense coupole d’acier. Les conducteurs des locomotives montaient avec une grosse serviette de cuir et en bleus de chauffe dans la zone de pénombre des cabines afin de mettre en tension les moteurs électriques. Tous les rails convergeaient vers le pont roulant central. Il se déplaçait en geignant sous le poids de ses charges. Après le départ d’une locomotive 2BB2 pour un temps le silence reprenait ses droits. Le gamin restait là sans bouger, immobile.

Le plus souvent la rotonde demeurait un ventre grouillant. En surgissait une langue sonore forgée des substrats d'activités physiques. Contre les murs de soutènement de la coupole étaient implantés établis et immenses marteaux hydrauliques afin d’emboutir des plaques et écraser les tiges d’énormes rivets. A eux seuls ils imposaient un rythme régulier, infernal qui étouffait celui des bogies.

Se fabriquait peu à peu une cristallisation inédite, aussi languissante que bruitiste. L’enfant n’a cessé de l’entendre. Il écoutait cet immense tam-tam d’acier et de stridences de sifflets et de roues. De dehors venaient en arrière-fond les bruits des wagons entrechoqués par une locomotive à vapeur archaïque et poussive chargée de leur donner une impulsion. Ses coups de bourrons présidaient au triage: chaque wagon rejoignait le convoi auquel ils étaient destinés.

Que viens-tu chercher là?
Parfois le mouvement se répétait toute la nuit avec des meuglements de bœufs dans des wagons clos aux flancs noirs ou d’un bistre sale. Au matin le silence revenait sobrement ponctué par des bribes de phrases sorties des haut-parleurs de la gare. Enoncées sans colère sur un mode presque badin. La loueuse d’oreillers qui arpentaient les Paris-Rome de nuit pouvait enfin rejoindre son petit local et y ronfler en paix. Dans la rotonde le graisseur vérificateur frappait chaque roue de deux coups secs à l’aide d’un marteau à long manche. Au besoin il faisait grincer la pompe de sa burette d’huile. Il lançait parfois des «putain» ou des «merde» suivant le degré de sa colère lorsque le liquide gluant débordait. C’était la rare ponctuation chorale d’un endroit où l’on parlait peu.

A la question «Que viens-tu chercher là?», le gamin n’aurait pu répondre qu’un modeste «écouter». Mot dérisoire peut-être mais en rapport avec son vagabondage intérieur, sa recherche d’une harmonie confuse tandis que sortant des locomotives dûment préparées allaient se dissoudre dans la brume des montagnes jusqu’à Modane et le Fréjus.

Tout un moutonnement d’ondes et leur amplification merveilleuse emplissaient l’espace de courants sonores. Des bancs de sons, des processions de hurlements traversaient l’enfant. Il se sentait rempli. Sans l’avoir compris, ce qu’il entendait devint ses premières expérimentations et émotions musicales.

Les magmas des timbres en résonance composaient un opéra étrange pour un éveil inconscient, brut mais que l’enfant ne trouvait pas sans raffinement. Il ressentait la matière et la texture des percussions ouvertes jusqu’à une délicieuse torture. Lui-même créait un rhéostat psychique afin de pousser ou réduire le volume des fibrillations.

Saturé de résonances il en voulait confusément davantage. La Rotonde devint une demi-sphère d’exaltation sonore et mentale. Les frottements des aciers en cymbales et rafales, la binarité des bogies devenaient des éclats vibrants. Le fer métamorphosé en son semblait une abstraction lyrique. S’abattaient par rafales des arpèges approximatifs d’une musique bruitiste, minimaliste, fragmentaire.

La rotonde laissait éclater sa coquille sous la matière sonore d’un règne énigmatique. Sans le savoir l’enfant cherchait là ce que des musiciens continuent de chercher: quelque chose de la vie la plus profonde. De la carcasse du ventre parallélépipédique des locomotives émergeait le murmure murmurant de machines improvisées électro-acoustiques.

On voulait tirer ses oreilles et il les ouvrait
Face au gris vert des BB et le bleu des CC un ange tirait l’enfant par les pieds. Un ogre lui ouvrait les oreilles. La grandeur était là. Une fusion se pétrissait d’impacts successifs. Il imaginait une symphonie. Celle des monstres d’acier dont le murmure apaisait lorsque les moteurs respiraient au ralenti.

On voulait souvent tirer les oreilles à l’enfant et soudain il les ouvrait. Les machines sagement rangées en un cercle presque complet semblaient un parlement de pucelles attendant un concert. Chacune à son tour devenait soliste. Il y avait derrière elles quelqu’un derrière qui tirait les rideaux, les ficelles.

Mais des locomotives, l’enfant ne redouta jamais le tonnerre. Seules elles connaissaient ses secrets. Aigus leurs sons semblaient devenir une harmonie de dissonances qui se ridaient de brillants.

Idiot le nommèrent ceux qui ne moquaient de lui. Ils furent autant de cailloux dans ses chaussures. «Suis-je le seul, n’y a-t-il personne d’autre comme moi?», se demandait-il. Une polyphonie confuse s’était levée. Elle était hors de proportion avec ce qu’il pouvait écouter sur les radios. Pour lui la «vraie» musique fut-elle classique gardait en elle quelque chose de chétif, d’insuffisant, d’indéfendable. Voire de malsain et de redoutable.

Le chaos de la Rotonde s’imposa. Plus d’intrus. Il pouvait l’écouter sans pour autant s’y soumettre. Il n’y avait plus besoin de manier la trique d’un chef d’orchestre pour faire avancer les partitions du poème symphonique qui se jouait là. La cathédrale de fer avait ses orgues électriques d’où ne sortaient pas des bluettes mais un cri du réel sous forme de requiem insurgé.

La rotonde était devenue un instrument sophistiqué. L’audition qui s’y fomentait n’était pas rudimentaire. Les rails luisants se distendaient en hurlant sous la pression des roues en des variations de secondes et de tierces dans les octaves les plus hautes, là où jusque-là les musiciens n’avaient omis de chercher hormis quelques futuristes oubliés.

Gardant les machines à l’abri de son instinct femelle la rotonde protégeait le démarrage lent du pont tournant, le battement d’artères des condensateurs. Certaines respiraient mal. Un carcan les contraignait. Ils venaient se refaire une santé. Des mécanos ouvraient leur coffre aux secrets. Docteurs en écrous et bobines ils les auscultaient puis les sortaient de leur coma.

Faire du son un principe absolu
De la rotonde l’enfant entend encore l’enclume. De ses cantates il a retiré des règles pour qu’un certain lyrisme dévore toute contradiction et fasse du son un principe absolu. Il a choisi depuis une certaine musique pour compagne. Il n’eut jamais assez de poumons pour la sortir. Mais elle permit à son existence de trouver un cadencé.

Car il est des suites et des impromptus qui demeurent étrangement pieux. Le corps y reçoit ses premiers pics de luxure — ou de grossièreté diront certains. Qu’importe l’enfant n’eut plus besoin d’autre muse. Elle contenait en elle une rythmique venue des profondeurs de lui-même. Le reste eut l’épaisseur d’une hallucination.

Il comprit bien plus tard qu’entrant dans la rotonde il s’était présenté au concert où des musiciens avaient oublié de se rendre. Du tumulte il fallut simplement reconnaître la rigueur et comprendre que son incohérence venait d’une conception passive de la musique.

Dans la rotonde le bruit était humble et haletant. Inconsciemment l’enfant s’était dit «Il faut commencer par là pour entrer dans la musique». Immobile comme un oiseau, entre crainte et plaisir, il écouta un oratorio intégral qui sous le brouhaha atteignait le soupir.

 

L'auteur: Jean-Paul Gavard est critique d'art et écrivain (dernier titre: Labyrinthes. Editions Marie Delarbre).

Photo: le lieu dont il est question est la rotonde du dépôt ferroviaire de Chambéry. Elle est désormais site classé.


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