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Le walkman – ma musique, toujours avec moi

Le walkman – ma musique, toujours avec moi

Gianluigi Bocelli, 21.01.2016

Introduit sur le marché en 1979, le walkman a révolutionné l’écoute de la musique en permettant d’entendre ce qu’on veut en tout lieu et en tout temps. Même – et surtout – en mouvement.

Tout a commencé ici en Suisse, plus précisément dans les forêts de St-Moritz. En février 1972, Andreas Pavel se promène avec sa fiancée dans les forêts des alentours du village d’Engadine. Il neige, ils sont au milieu de la nature et ils décident de s’arrêter pour leur essai. Ils mettent les écouteurs, Pavel appuie sur play sur le stereobelt qu’il vient de concevoir et Push push de Herbie Mann et Duane Allman, leur morceau préféré, commence. «Tout à coup, c’était comme si on planait,» racontera-t-il plus tard, «une sensation incroyable. Je réalisais que j’avais un instrument qui multiplait le potentiel esthétique de chaque situation».

Le stereobelt était un dictaphone modifié avec une tête de lecture hi-fi et deux sorties pour les écouteurs, fixé à une ceinture avec des compartiments pour les batteries et pour une réserve de cassettes audio. Andreas Pavel, philosophe et designer allemand ayant grandi au Brésil, l’avait développé dans un laboratoire milanais par plaisir, mais quand il l’avait breveté et proposé aux grandes compagnies d’électronique il avait essuyé un refus cinglant, à la limite de la moquerie: qui aurait voulu s’isoler du monde pour écouter de la musique?

1979: le walkman de Sony
En 1979, Sony lance le walkman. Masaru Ibuka, cofondateur de la maison japonaise, expliquera qu’il en avait marre d’être obligé de mettre dans sa valise un gros enregistreur portable pour écouter ses morceaux préférés durant ses nombreux voyages d’affaires; il avait donc demandé à la compagnie de lui en créer une version compacte, qu’il pouvait porter sur lui, sans possibilité d’enregistrement, et optimisée pour l’écoute au casque. L’idée de pouvoir écouter de la musique en marchant plaît à l’autre cofondateur de Sony, Akio Morita, et ainsi naît le walkman, qui doit son nom à la popularité de Superman vers la fin des années 1970 et à l’enregistreur portable Pressman, dont il est l’évolution naturelle.

Il est intéressant de remarquer que le premier walkman, sur demande d’Akio Morita, avait une double sortie pour les écouteurs, tout comme le stereobelt, pour permettre à deux personnes l’écoute en simultané, et il était en plus doté de microphones et d’un bouton «Hotline» qui baissait le volume et permettait aux deux personnes de parler entre elles sans ôter les casques. La peur de Morita était la même qui avait empêché la commercialisation du stereobelt et qui instillait du scepticisme chez les premiers vendeurs: ils étaient suspicieux envers une technologie aliénante qui poussait les gents à s’isoler impoliment pour écouter leur musique.

Le succès du walkman effaça toute crainte: 30 000 exemplaires furent vendus dans les deux premiers mois, et il perdit bientôt la double sortie pour les écouteurs et la fonction «Hotline», car les acheteurs préféraient clairement garder pour eux seuls ce gadget à la mode plutôt que de le partager. Avec le temps, le walkman a su s’adapter à l’évolution de la technologie et Sony a créé progressivement des lecteurs CD et MP3 portables, dont il a vendu plus de 200 millions d’unités, alors qu’Andreas Pavel a dû patienter jusqu’à tout récemment pour finalement remporter le procès qui le confrontait au colosse japonais pour la reconnaissance de son brevet.

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La touche Hotline permettait de baisser le volume pour discuter avec quelqu’un: elle disparut rapidement.

Les ailes de la liberté
Le walkman – ou le stereobelt, si vous préférez – peut être considéré, tout comme la radio et la télévision, comme l’une des inventions qui ont modifié le style de vie du 20e siècle.

Pour la conférence de presse du lancement de son produit, Sony amène les journalistes au parc Yoyogi, à Tokyo. Ils reçoivent des walkman pour marcher librement et écouter un enregistrement qui les conduit à plusieurs démonstrations de jeunes qui vont à vélo ou qui font du skate avec, eux aussi, des walkmans sur les oreilles. Toute la campagne de lancement est centrée sur l’idée de liberté de mouvement et de dynamisme juvénile auquel fait référence le nom même du produit. Il faut rappeler toutefois qu’il existait depuis une bonne vingtaine d’années déjà des petites radios portables qui entraient – certes pas très confortablement – dans la poche d’une chemise et qu’on pouvait aussi écouter avec des casques: le walkman a été révolutionnaire parce qu’il a donné à ses possesseurs non seulement la liberté de mouvement, mais aussi – et surtout – la liberté de choisir ce qu’ils veulent écouter et quand ils veulent le faire. Il a été la réponse à un désir de consommation musicale plus personnalisée, intermittente et nomade par rapport à la radio, qui par sa nature nous lie à une collectivité externe. On peut dire que si la radio et la télévision ont été l’entrée du monde extérieur dans les maisons, le walkman a permis d’emmener quelque chose de sa propre intimité domestique – la dimension tout intérieure de la jouissance en solitaire de la musique et des émotions qu’elle produit – dans le monde extérieur, pour en modifier radicalement la perception.

Effet walkman
En mettant des écouteurs, on choisit ce qu’on veut écouter, mais aussi de ce que l’on ne veut pas entendre. Aujourd’hui, il est devenu rare de croiser quelqu’un en contexte urbain qui marche sans écouteurs ou sans un gros casque de marque. C’est la pandémie du tout premier effet sociologique du walkman, observé déjà en 1984 par Shuhei Hosokawa dans une des premières études sur le sujet, nommée «Effet walkman», c’est-à-dire l’utilisation de ce gadget comme stratégie urbaine de protection de tout ce qu’il y a de désagréable dans une ville: le bruit, l’interaction obligée avec d’autres personnes, la surexcitation sensorielle. Aujourd’hui, les descendants du walkman sont devenus presque indispensables afin d’être sourds à l’invasion sonore des mégaphones de notre culture de masse. Au début toutefois, quand il était encore rare, le walkman pouvait être considéré comme gênant par beaucoup de personnes (comme Akio Morita l’avait prédit), car il introduisait une séparation qui déséquilibrait la relation à l’autre. La personne qui utilise le walkman intensifie son expérience du vécu, en rajoutant une bande sonore choisie par elle et qui modifie sa perception de la réalité, tandis que quiconque vient en contact avec cette personne se trouve face à une exclusion qui peut être agaçante. La communication est le premier des aspects que l’on perd avec l’isolement acoustique, au profit d’autres perceptions.

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La campagne de lancement est centrée sur l’idée de liberté de mouvement et de dynamisme juvénile.

Colonisation esthétique de la réalité
La réaction au walkman, au début, sera donc ambivalente. Une diabolisation de l’objet aurait été très facile: il aurait fallu attirer l’attention vers la paupérisation intellectuelle de l’individu, qui se conforme à la masse en utilisant un produit à la mode pour compenser son malaise par la musique, au lieu de lutter contre un monde qui ne lui correspond pas. Mais son succès commercial et sa conséquente évolution technologique, qui du lecteur cassettes ira jusqu’au smartphone connecté à d’infinies bibliothèques musicales, obligera aussi à prendre conscience de ses aspects positifs et de la création d’un vrai besoin. Le walkman deviendra un moyen d’affirmation de son individualité, dans la mesure où il contribue à définir et à contrôler sa propre expérience du réel.

Cela se produit, en premier lieu, «en ajoutant une bande-son à la réalité». Andreas Pavel, lors de sa première expérience avec le stereobelt, ainsi que beaucoup d’interviewés à l’aube de la diffusion du walkman, utilise ces mots exacts. Le vécu de tous les jours, additionné de musique née dans ses propres oreilles, prend une dimension filmique de laquelle l’observateur devient réalisateur et l’observé acteur à son insu. Il y a quelque chose de voyeuriste dans l’inconséquence qui se produit entre le monde tel qu’il est, et celui esthétiquement enrichi de l’observateur-réalisateur, une passivité et une incommunicabilité qui augmentent la beauté pure du moment.

Celui-ci ce n’est que le premier facteur d’une colonisation esthétique de la réalité à une échelle beaucoup plus large, à travers laquelle l’utilisateur du walkman se réapproprie le monde qui l’entoure, en prenant le contrôle de beaucoup de ses dimensions d’une façon individualiste. Le garçon qui écoute son iPod en faisant du jogging contrôle ses mouvements dans l’espace grâce aux rythmes des morceaux, le pendulaire qui doit faire de longs trajets dans les transports publics cherche à faire passer plus vite son temps par l’écoute de sa musique; l’employé déconnecte ses pensées et calme son humeur en écoutant son CD fétiche jusqu’à la porte de son bureau, tandis que le skater s’exalte en écoutant ses rappeurs préférés sur la route du skate park. Et tout le monde contrôle ses interactions sociales et décide de sa propre approchabilité en s’immergeant dans sa bulle de son, un monde qu’on aime, car totalement privé et hédoniste, un monde fait de la musique qu’on a choisie et avec laquelle on finit par établir une relation intime. 

Que cela soit dans les minutes limitées d’une cassette ou dans la virtuelle infinité à laquelle on accède grâce à son smartphone sur un portail de streaming, cette musique que l’on consomme n’est souvent pas vendue en albums, mais plutôt en compilations, en playlists construites afin d’être personnalisées au maximum et ajustées sur des situations quotidiennes bien précises: les morceaux exacts dont on a besoin pour un trajet d’une durée déterminée, pour être dans un lieu précis avec une météo précise, pour s’endormir, pour étudier ou pour se reconnecter à ses souvenirs: finalement pour exprimer sa propre identité et définir son propre monde privé dans lequel on sera libre d’être soi-même, en n’importe quel lieu et n’importe quel moment de sa vie.

Gianluigi Bocelli
… est guitariste, musicologue et journaliste musical.


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