Jean-François Antonioli

Jean-François Antonioli

Interview : RMS, 07.01.2013

Pianiste concertiste, chef d’orchestre, professeur de piano et responsable du département piano à l’HEMU Vaud Valais Fribourg, directeur de l’Institut de Ribaupierre


Quel a été votre big-bang musical personnel  ?
Incontestablement le 2 février 1972, lorsque mon père m’emmena écouter Wilhelm Kempff en récital au Théâtre Municipal de Lausanne. Je n’avais pas 13 ans, cet artiste de 80 ans était au sommet de sa gloire et de son art.

Qu’est-ce que cet événement a déclenché chez vous ?
En fait de relation avec la musique, je n’avais jusque-là que modestement reproduit d’oreille des pièces de Händel, Beethoven, Chopin et Schubert que mon père jouait en pianiste amateur; les pièces de Diabelli et autres Kozeluch m’avaient laissé plutôt indifférent. Au lendemain de ce récital qui m’a littéralement foudroyé, j’ai commencé à fréquenter assidûment les concerts et à me constituer une monumentale documentation: autant une discothèque qu’une bibliothèque musicale (livres et partitions). Je n’ai plus envisagé mon avenir sans un lien très étroit avec la musique, mais je ne savais pas, à vrai dire, que j’aurais les aptitudes musicales me permettant d’accéder à une vie professionnelle dans ce domaine, car notre région n’était pas vraiment proactive, pour utiliser un terme à la mode de nos jours, pour aller débusquer les talents là où ils se trouvaient… Il m’a donc fallu découvrir quasiment tout seul les aptitudes dont je disposais (oreille harmonique innée, mains idéales, puissante mémoire) qui constituaient un prérequis assez encourageant à vrai dire.

Comment expliqueriez-vous ce phénomène ?
J’ai souvent dit que je n’avais aucune idée de tout ce qui se cachait derrière les titres du programme: les 4 Ballades de Brahms op. 10 (que j’ai enregistrées en 2009 au Victoria Hall de Genève) m’étaient totalement inconnues autant que la biographie du compositeur, savais-je seulement ce que signifiaient des termes comme « Ballade » ou Variations Eroica op. 35 qui figuraient au programme ? J’en doute… Et pourtant, dès les premières notes de cette soirée mémorable autant pour moi que pour le public (j’ai eu confirmation par des connaisseurs, beaucoup plus tard, qu’il s’était agi d’une soirée plus unique que rare, même pour Kempff lui-même, car c’était son premier concert après une longue convalescence l’ayant tenu éloigné des scènes musicales), j’ai été captivé et n’ai cessé de retenir mon souffle, tant les sons qui émanaient de cet instrument paraissaient d’une qualité transcendante; et pourtant, je le répète, je n’avais aucun point de comparaison. Il faut croire que cet artiste pouvait parler en valeur absolue.

Attendez-vous, espérez-vous ou redoutez-vous qu’un tel événement se reproduise ?
J’aimerais assister plus souvent à de véritables actes artistiques, comme du temps de mon adolescence. Il y a aujourd’hui trop de concerts, certes satisfaisants au plan technique, dont la superficialité — quand ça n’est pas la vacuité — est vraiment affligeante.
Et la virginité des oreilles, découvrant des pans entiers de répertoire instrumental, vocal, symphonique, de chambre: quel émerveillement!

Avez-vous observé un phénomène semblable chez d’autres personnes ?
Oui, certainement. Chez plusieurs compositeurs notamment: le regretté Henri Scolari disait qu’une représentation de Boris Godounov au Grand Théâtre de Genève (avant l’incendie de 1950) l’avait marqué à vie; Jean Balissat me parlait souvent de concerts inoubliables du Septembre Musical ayant déclenché sa vocation; Jean Perrin également, dont la mère l’emmenait dès son jeune âge écouter Edwin Fischer, Alfred Cortot, Walter Gieseking ou Wilhelm Backhaus.

Existe-t-il une œuvre que vous considéreriez comme un big bang musical ?
Les chefs-d’œuvre ont ceci de particulier que, s’ils sont servis par des interprètes exceptionnels capables d’en restituer la dimension, ils peuvent agir de manière insoupçonnée. Il n’est que de lire Proust pour s’en rendre compte. Il faut donc s’attendre à plusieurs big bang musicaux, encore que ceux-ci ne puissent se produire que lorsque l’on s’y attend le moins. Les attentes faussent la perception: voir précisément ce que relate Proust lorsqu’il obtient d’aller écouter La Berma dans Phèdre
 


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