En conversation avec Felix Klieser, corniste soliste 
L’essentiel se passe dans la tête

L’essentiel se passe dans la tête

Anicia Kohler, trad.: André Carruzzo, 12.12.2022

«C’est impossible»: cette phrase, Felix Klieser l’a régulièrement entendue quand il était élève à l’école de musique. Il avait à peine quatre ans lorsqu’il a décidé de jouer du cor, et plus tard il a investi de nombreuses heures dans le développement d’une technique qui lui a permis de jouer de son instrument sans bras. Aujourd’hui il parcourt le monde entier en tant que corniste soliste, malgré les doutes qui avaient été exprimés en sa présence par des enseignantes et enseignants et des expertes et experts. Il donne dans un entretien un aperçu de son travail de musicien et de professeur de haute école de musique.

Cher Felix, peux-tu nous donner un aperçu de ta vie de tous les jours?
(rire) Si quelque chose manque dans ma vie, c’est bien la vie de tous les jours…je voyage, je répète, je joue, et chaque jour est différent.

As-tu des petits rituels qui te donnent des repères?
Non, rien du tout. J’essaie d’organiser ma vie le plus simplement possible. Dès que l’on commence à mettre en place des rituels ou des déroulements, on court le risque que quelque chose se passe mal. Même dans des conditions très difficiles, ce qui arrive très souvent chez moi, on devrait être en mesure de jouer. Les rituels peuvent être perturbants - si je prévois de manger une banane avant chaque concert ou de faire une petite sieste et qu’ensuite le vol a du retard, que l’on ne trouve plus rien à manger, cela peut être déstabilisant. C’est pourquoi j’essaie de rester le plus flexible possible.

C’est un point de vue intéressant. Mais alors comment fais-tu avec ton instrument - tu as sûrement besoin de ton temps de répétition quotidien?
Je devrais passer environ trois heures par jour avec mon instrument, ce qui, à première vue, n’est pas beaucoup. Mais c’est parfois quand même difficile à les obtenir. Il y a quelques semaines, j’ai pris l’avion pour Mexico, et le support de mon cor est resté bloqué à Paris. Pendant quatre jours, je n’ai pu ni m’exercer ni participer aux répétitions - et pourtant je devais jouer au concert. Je savais que je n’avais plus qu’un jour pour me préparer, et j’ai essayé de l’utiliser le plus efficacement possible.

N’es-tu pas stressé par ce genre de situation?
J’essaie de me débrouiller avec le plus de scénarios possibles dans la vie. Je pense que c’est déjà ça. Quand on y parvient, beaucoup de choses deviennent plus faciles. Si l’on peut concevoir un éventail de possibilités le plus large possible, on surmonte plus facilement des situations difficiles et on est plus flexible.

Avec ton instrument en revanche, tu n’as pas du tout été flexible. Petit garçon, tu savais déjà que ce serait le cor. Pourquoi le cor?
J’avais quatre ans à l’époque et je suis allé vers mes parents pour leur dire que je souhaitais apprendre à jouer du cor - et ils n’avaient pas la moindre idée de ce que c’était. Ils ont donc regardé à l’école de musique de Göttigen, où j’ai grandi, s’il y avait un professeur de cor. Celui-ci a dit: mon Dieu, on peut toujours essayer. Je ne sais pas d’où est venue l’idée du cor. Je n’avais jamais assisté à un concert, ni rencontré quelqu’un qui était corniste. C’est pour moi aujourd’hui encore un mystère.

Y a-t-il eu des moments où tu as pensé que tu aurais mieux fait de choisir un autre instrument?
Non, pas vraiment. Pour moi, la question n’a jamais été de faire de la musique ou une carrière, je voulais simplement jouer du cor. Exactement ça.

Tu as sûrement été un élève idéal - tu savais ce que tu voulais et tu étais prêt à beaucoup t’investir. Tu avais une volonté de fer.
Je n’ai pas été si longtemps que ça à l’école de musique, à douze ans j’avais déjà rejoint la haute école. Mais je crois que j’étais tout sauf un élève idéal (rire). Je n’ai jamais été celui qui faisait simplement ce qu’on attendait de lui. Quand le professeur me disait quelque chose, je le testais et essayais de comprendre si c’était bon ou non pour moi, et si ce ne l’était pas, je ne le faisais pas. Pour les enseignantes et enseignants, cela a souvent été une situation très difficile.

Y a-t-il eu des enseignantes ou enseignants qui te l’ont dit, au sens de: holà, ici c’est moi l’experte ou l'expert?
Oui, bien sûr. Ma façon de penser et de résoudre des problèmes ne correspondait pas au système de l’école, où il existe une voie qu’il faut emprunter et celui ou celle qui la suit fait tout juste. A la haute école, tout a été beaucoup plus détendu. C’est également lié au fait que si une personne est professeure ou professeur dans une haute école, c’est qu’elle a beaucoup de succès - et les personnes qui ont du succès ne sont pas celles qui reproduisent quelque chose, mais celles qui sont capables de se comprendre elles-mêmes et aussi d’apprendre par elles-mêmes.

As-tu déjà eu des doutes en te demandant si tu faisais juste?
Evidemment. Le doute est la principale raison qui nous pousse à agir. Si l’on ne doute jamais, on reste toujours assis sur son canapé. Un exemple très concret: à environ quatorze ans, j’ai remarqué que j’étais totalement détendu lorsque je répétais chez moi, mais que je me sentais très mal et nerveux quand je quittais la maison de mes parents. Soudain, j’ai découvert que cette nervosité n’avait rien à voir avec le trac, mais était due au fait qu’à la maison, je répétais toujours dans des pièces avec une moquette. Alors, j’ai commencé à jouer dans des locaux sans tapis, dans la salle de bains et à la cave. Normalement, jamais on ne répéterait dans de tels lieux, la sonorité est horrible et terriblement forte, et au début j’avais beaucoup de peine parce que c’est précisément l’environnement que je n’aimais pas. Mais après un certain temps cela s’est stabilisé. Aujourd’hui, c’est grâce à cela que je peux jouer partout, même dans la salle la plus laide et à l’acoustique la plus épouvantable. Beaucoup préconisent de ne répéter qu’avec une bonne acoustique. Moi, je dis: si tu te sens bien dans la situation la plus déplorable, tu t’en sortiras partout. J’ai simplement trouvé ma propre solution, suivi mes propres processus.

La scène de l’éducation musicale est en pleine mutation - en fait, on aimerait bien des élèves comme toi. On veut les prendre au sérieux, avoir une approche individuelle. Mais ce que tu as vécu était encore tout différent.
Ce que je trouve simplement important dans la musique, c’est que 99,9999% et encore beaucoup de 9 des personnes apprennent un instrument parce que ça leur fait plaisir. Et c’est bien ainsi. La musique doit faire plaisir, on doit se sentir bien, vivre quelque chose ensemble. Celles et ceux qui deviennent professionnels sont une minorité, c’est pourquoi on ne devrait pas former des perfectionnistes, sinon les enfants n’auront plus envie de s’exercer. Imaginez que chaque fois que des enfants jouent au football dans la rue, on se mette à les critiquer, à vouloir améliorer leur technique - ils n’auraient bientôt plus aucune envie et arrêteraient de jouer.

Tu enseignes aussi dans une haute école de musique?
A la haute école de Münster. Ce n’est qu’un petit contingent, je ne pourrais pas avoir une chaire actuellement sans devoir réduire mon calendrier de concerts. Cela me fait énormément plaisir. C’est passionnant de voir différents parcours, d’enseigner à des gens.

Qu’aimerais-tu atteindre en tant que professeur dans une haute école? As-tu un objectif?
J’essaie de transmettre aux étudiantes et étudiants ce qui m’a aidé dans ma vie : la manière de penser qui s’écarte de la norme. 95% de ce que l’on doit réaliser en tant que musicienne ou musicien se passe dans la tête. C’est la capacité, la disposition à se libérer l’esprit. Combien de fois il nous arrive de jouer quelque chose puis de nous juger nous-mêmes en nous disant: ce n’était pas bien, ça n’a pas fonctionné. La conséquence est qu’on se limite ainsi dans sa tête. Nous disposons d’une si grande volonté et pourtant nous n’osons souvent pas montrer tout ce qu’on peut. Dire à quelqu’un: tu joues super bien, mais tu n’es pas fait pour la scène parce que tu es trop nerveux, c’est lui donner le coup de grâce. Mais si on dit: nous connaissons toutes et tous la nervosité, elle fait partie de notre activité, nous ne devons pas la combattre, mais composer avec elle, c’est tout différent. On peut alors essayer de créer des expériences positives. D’autres n’ont aucun problème et jouent tout simplement. Découvrir comment les personnes fonctionnent, ce qu’elles aiment, le choses qu’elles ont vécues, c’est là que je vois ma tâche. C’est là qu’en fin de compte j’aimerais essayer de les aider.

Et qu’aimerais-tu atteindre en tant que corniste?
C’est évidemment une question à laquelle il m’est impossible de répondre. Une question très vaste. Ce que je fais en ce moment, jamais je n’aurais pensé arriver à le faire. Gagner mon argent en tant que corniste soliste et voyager autour du monde : enfant, je n’y ai même pas rêvé, tellement c’était irréaliste. Je pensais plutôt dans le sens que ce serait super de trouver un poste dans un bon orchestre. Cette logique de trophées, comme je l’appelle - si je cours suffisamment vite, je deviendrai champion olympique - je ne l’ai plus. Ou je ne l’ai peut-être jamais eue. J’aime réjouir les gens avec la musique, c’est cela qui me fait plaisir, qui me fascine.

Tu te réjouis simplement de ce qui vient.
C’est exact. Quand on parvient à être en accord avec ce qu’on a, indépendamment de ce qu’on fait - ce ne doit pas forcément être la musique, cela vaut aussi pour n’importe quelle autre profession ou pour la vie familiale - on n’a plus besoin de toujours devoir s’imposer. Lorsqu’on ne pense plus: je n’ai pas encore assez de trophées, je dois prouver au monde ce que je vaux, lorsqu’on est en paix avec soi, on n’éprouve plus ce besoin.

Felix Klieser viendra le 21 janvier en Suisse, il présentera une conférence lors du Forum sur la formation musicale à Baden. Son site web donne un aperçu de son calendrier de concerts très diversifié.

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